Thursday, October 23, 2008

La FAO tire la sonnette d'alarme sur les dangers des bio-carburants


ROME - La FAO, l’agence de l’ONU pour l’Alimentation et l’Agriculture, met sérieusement en doute les bienfaits supposés des biocarburants sur l’environnement et s’en prend aux politiques de soutien à cette nouvelle forme d’énergie, dans un rapport publié mardi à Rome.

La production de biocarburants, qui a triplé entre 2000 et 2007 et représente 2% de la consommation mondiale de combustibles pour le transport, a été "l’un des facteurs de la hausse des prix agricoles et de la crise alimentaire mondiale", a souligné le directeur général de la FAO, Jacques Diouf, lors d’une conférence de presse.

"Outre les conséquences négatives des biocarburants sur la sécurité alimentaire de la planète, nous avons des doutes concernant leur impact sur la réduction des gaz à effet de serre, ainsi que des inquiétudes sur leurs conséquences sur l’environnement", a déclaré M. Diouf.

Dans ce rapport, la FAO souligne que "l’utilisation et la production croissante de biocarburants ne contribueront pas forcément à réduire les émissions de gaz à effet de serre autant qu’espéré".

"Si certains agrocarburants, comme ceux tirés du sucre, peuvent engendrer des émissions de gaz à effet de serre bien inférieures, ce n’est pas le cas de nombreux autres", poursuit la FAO, citant notamment les cas du mais et du colza, respectivement exploités aux Etats-Unis et en Europe.

La FAO tire aussi la sonnette d’alarme à propos de la réaffectation des terres agricoles aux biocarburants.

"Les modifications de l’affectation des terres et la déforestation, représentent une grave menace pour la qualité des sols, la biodiversité, et les émissions de gaz à effet de serre", a souligné Jacques Diouf.

Le rapport note que "l’impact des biocarburants sur les émissions de gaz à effet de serre, les sols, l’eau et la biodiversité" change "sensiblement selon les pays, les biocarburants eux-mêmes, les matières premières et les méthodes de production".

La FAO plaide donc pour "des approches harmonisées de l’analyse du cycle de vie, des bilans des gaz à effet de serre et des critères de durabilité".

Concernant les mesures de soutien à la production de biocarburants (subventions, barrières douanières, avantages fiscaux,...) le rapport avertit qu’il "devient nécessaire de repenser" ces réglementations.

"Les politiques en vigueur tendent à favoriser les producteurs de certains pays développés par rapport à ceux de la plupart des pays en développement", dénonce l’organisation.

La FAO juge que "ces politiques ont été coûteuses et ont eu tendance à introduire de nouvelles distorsions" sur les marchés.

Or, dans de nombreux pays, "la production de biocarburants n’est pas économiquement viable sans subventions", affirme la FAO, soulignant que "la principale exception concerne la production d’éthanol au Brésil", second producteur de biocarburant après les Etats-Unis et premier exportateur mondial.

La FAO reconnaît cependant que les biocarburants présentent des "opportunités" pour les pays producteurs pauvres.

Mais l’organisation souligne qu’elles seraient favorisées "par la suppression des subventions agricoles et des barrières commerciales".

En conclusion, l’organisation se prononce pour que les investissements privilégient la recherche sur les biocarburants de deuxième génération, "mieux à même de réduire les émissions de gaz à effet de serre" car ils ne sont pas produits à partir de matières premières alimentaires, mais de paille ou de bois.

AFP / 07 octobre 2008

DETTES ODIEUSES ET ILLEGITIMES DES PAYS DU SUD

par CADTM international

source de l'article: http://www.cadtm.org/spip.php?article3637

La doctrine de la dette odieuse n’est pas enterrée, n’en déplaise à certains. La reculade précipitée des Etats-Unis sur la dette odieuse irakienne en 2003, et plus récemment, le rapport de la Banque mondiale |1| qui tente vainement de la disqualifier, montrent l’importance de l’enjeu pour les créanciers et les débiteurs. Ce document vise à rouvrir les débats sur la dette odieuse, et plus généralement sur les dettes illégitimes, dans le but que les Etats se saisissent de ces arguments juridiques et cessent de payer des dettes indues.

La doctrine de la dette odieuse : un argument de droit international dont les peuples et les Etats doivent se saisir

La dette odieuse ou le droit de déclarer la nullité de la dette

Dans son rapport, la Banque mondiale considère la dette odieuse comme une notion vague, un concept « fourre-tout », utilisé à tort et à travers par les organisations de la société civile. La banque est, cependant, en partie responsable de cette soi-disant confusion, puisqu’elle ne prend jamais la peine de citer les arguments des défenseurs de cette doctrine, à commencer par le premier d’entre eux, Alexander Sack, qui a théorisé cette doctrine en 1927 |2| Celui-ci explique :
« Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas pour les besoins et dans les intérêts de l’État, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, etc., cette dette est odieuse pour la population de l’Etat entier (…). Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation ; c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée, par conséquent elle tombe avec la chute de ce pouvoir ». Il ajoute un peu plus loin :

« On pourrait également ranger dans cette catégorie de dettes les emprunts contractés dans des vues manifestement intéressées et personnelles des membres du gouvernement ou des personnes et groupements liés au gouvernement — des vues qui n’ont aucun rapport aux intérêts de l’État ».
Sack souligne également que les créanciers de telles dettes, lorsqu’ils ont prêté en connaissance de cause, « ont commis un acte hostile à l’égard du peuple ; ils ne peuvent donc pas compter que la nation affranchie d’un pouvoir despotique assume les dettes « odieuses », qui sont des dettes personnelles de ce pouvoir ».

Ainsi, trois conditions se dégagent pour qualifier une dette d’odieuse :

1) elle a été contractée par un régime despotique, dictatorial, en vue de consolider son pouvoir

2) elle a été contractée non dans l’intérêt du peuple, mais contre son intérêt et/ou dans l’intérêt personnel des dirigeants et des personnes proches du pouvoir

3) les créanciers connaissaient (ou étaient en mesure de connaître) la destination odieuse des fonds prêtés

Plusieurs auteurs ont par la suite cherché à prolonger les travaux de Sack pour ancrer cette doctrine dans le contexte actuel. Le Center for International Sustainable Development Law (CISDL) de l’université McGill au Canada, propose par exemple cette définition générale : « Les dettes odieuses sont celles qui ont été contractées contre les intérêts de la population d’un Etat, sans son consentement et en toute connaissance de cause par les créanciers » |3| . Jeff King |4| s’est basé sur ces trois critères (absence de consentement, absence de bénéfice, connaissance des créanciers), considérés de manière cumulative, pour proposer une méthode de caractérisation des dettes odieuses.
Bien que la démarche de King soit intéressante à de nombreux égards |5|, elle est selon nous insuffisante puisqu’elle ne permet pas de prendre en compte toutes les dettes qui devraient être qualifiées d’odieuses. En effet, d’après King, le seul fait pour un gouvernement d’avoir été instauré par des élections libres suffit pour que ses dettes ne soient pas considérées comme odieuses.
Cependant, l’Histoire a montré, avec A. Hitler en Allemagne, F. Marcos aux Philippines ou Fujimori au Pérou, que des gouvernements élus démocratiquement peuvent être des dictatures violentes et commettre des crimes contre l’humanité.
Il est donc nécessaire de s’intéresser au caractère démocratique de l’Etat débiteur au-delà de son mode de désignation : tout prêt octroyé à un régime, fût-il élu démocratiquement, qui ne respecte pas les principes fondamentaux du droit international tels que les droits humains fondamentaux, l’égalité souveraine des Etats, ou l’absence du recours à la force, doit être considéré comme odieux. Les créanciers, dans le cas de dictatures notoires, ne peuvent arguer de leur ignorance et ne peuvent exiger d’être payés. Dans ce cas, la destination des prêts n’est pas fondamentale pour la caractérisation de la dette. En effet, soutenir financièrement un régime criminel, même pour des hôpitaux ou des écoles, revient à consolider son régime, à lui permettre de se maintenir. D’abord, certains investissements utiles (routes, hôpitaux…) peuvent ensuite être utilisés à des fins odieuses, par exemple pour soutenir l’effort de guerre. Ensuite, le principe de fongibilité des fonds fait qu’un gouvernement qui emprunte pour des fins utiles à la population ou à l’Etat, - ce qui est officiellement presque toujours le cas - peut libérer des fonds pour d’autres buts moins avouables.

Au-delà de la nature de régime, la destination des fonds devrait en revanche suffire à caractériser une dette d’odieuse, lorsque ces fonds sont utilisés contre l’intérêt majeur des populations ou lorsqu’ils vont directement enrichir le cercle du pouvoir. Dans ce cas, ces dettes deviennent des dettes personnelles, et non plus des dettes d’Etat qui engageraient le peuple et ses représentants. Rappelons d’ailleurs l’une des conditions de la régularité des dettes selon Sack : « les dettes d’État doivent être contractées et les fonds qui en proviennent utilisés pour les besoins et dans les intérêts de l’État ». Ainsi, les dettes multilatérales contractées dans le cadre d’ajustements structurels tombent dans la catégorie des dettes odieuses, tant le caractère préjudiciable de ces politiques a été clairement démontré, notamment par des organes de l’ONU |6|

Pratiquement, pour tenir compte des avancées du droit international depuis la première théorisation de la dette odieuse en 1927, on pourrait qualifier au minimum les dettes odieuses comme celles contractées par des gouvernements qui violent les grands principes de droit international tels que ceux figurant dans la Charte des Nations Unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme et les deux pactes sur les droits civils et politiques et les droits économiques, sociaux et culturels de 1966 qui l’ont complétée, ainsi que les normes impératives de droit international (jus cogens). Cette affirmation trouve sa confirmation dans la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, qui dans son article 53, prévoit la nullité d’actes contraires au jus cogens |7| , qui regroupe, entre autres, les normes suivantes : l’interdiction de mener des guerres d’agression, l’interdiction de pratiquer la torture, l’interdiction de commettre des crimes contre l’humanité et le droit des peuples à l’autodétermination.

C’est également dans ce sens qu’allait la définition proposée par le Rapporteur spécial Mohammed Bedjaoui dans son projet d’article sur la succession en matières de dettes d’Etat pour la Convention de Vienne de 1983 : « En se plaçant du point de vue de la communauté internationale, on pourrait entendre par dette odieuse toute dette contractée pour des buts non conformes au droit international contemporain, et plus particulièrement aux principes du droit international incorporés dans la Charte des Nations Unies » |8| . Ainsi, les dettes contractées sous le régime de l’apartheid en Afrique du Sud sont odieuses, puisque ce régime violait la Charte des Nations Unies, qui définit le cadre juridique des relations internationales. L’ONU, par une résolution adoptée en 1964, avait d’ailleurs demandé à ses agences spécialisées, dont la Banque mondiale, de cesser leur soutien financier à l’Afrique du Sud ; mais la Banque mondiale n’a pas appliqué cette résolution, et a continué à prêter au régime de l’apartheid, dans le plus grand mépris du droit internationaL |9| .

Dans le cas des dettes issues d’une colonisation, le droit international prévoit également leur non transférabilité aux Etats qui ont gagné leur indépendance, conformément à l’article 16 de la Convention de Vienne de 1978 qui dispose : « Un Etat nouvellement indépendant n’est pas tenu de maintenir un traité en vigueur ni d’y devenir partie du seul fait qu’à la date de la succession d’Etats le traité était en vigueur à l’égard du territoire auquel se rapporte la succession d’Etats ». L’article 38 de la Convention de Vienne de 1983 sur la succession d’Etats en matières de biens, d’archives et de dettes d’Etats (non encore en vigueur) est à cet égard explicite :

« 1. Lorsque l’Etat successeur est un Etat nouvellement indépendant, aucune dette d’Etat de l’Etat prédécesseur ne passe à l’Etat nouvellement indépendant, à moins qu’un accord entre eux n’en dispose autrement au vu du lien entre la dette d’Etat de l’Etat prédécesseur liée à son activité dans le territoire auquel se rapporte la succession d’Etats et les biens, droits et intérêts qui passent à l’Etat nouvellement indépendant.
2. L’accord mentionné au paragraphe 1 ne doit pas porter atteinte au principe de la souveraineté permanente de chaque peuple sur ses richesses et ses ressources naturelles, ni son exécution mettre en péril les équilibres économiques fondamentaux de l’Etat nouvellement indépendant ».
Il convient ici de rappeler que la Banque mondiale est directement impliquée dans certaines dettes coloniales, puisqu’au cours des années 50 et 60, elle a octroyé des prêts aux puissances coloniales pour des projets permettant aux métropoles de maximiser leur exploitation de leurs colonies. Il faut également signaler que les dettes contractées auprès de la Banque par les autorités belges, anglaises et françaises pour leurs colonies ont ensuite été transférées aux pays qui accédaient à leur indépendance sans leur consentement |10| . Par ailleurs, elle a refusé de suivre une résolution adoptée en 1965 par l’ONU lui enjoignant de ne plus soutenir le Portugal tant que celui-ci ne renonçait pas à sa politique coloniale.

Il faut, en outre, qualifier d’odieuses toutes les dettes contractées en vue du remboursement de dettes considérées comme odieuses. La New Economic Foundation |11|] assimile, à raison, les emprunts destinés à rembourser des prêts odieux à une opération de blanchiment. L’outil de l’audit doit permettre de déterminer la légitimité ou non de ces prêts.

Tout le monde n’est bien sûr pas unanime sur la définition de la dette odieuse, mais le fait que cet élément de droit fasse débat ne lui ôte en rien sa pertinence et son bien-fondé. On doit plutôt y voir un signe de l’enjeu que représente la question, tant pour les créanciers que pour les débiteurs, et la traduction sur le plan juridique d’un conflit entre des intérêts divergents. D’ailleurs, plusieurs cas ont montré que cet argument peut être légitimement invoqué pour le non paiement d’une dette.

L’application de la doctrine de la dette odieuse et l’actualisation de la pratique

Les cas où la doctrine de la dette odieuse a été appliquée ou invoquée sont nombreux et ont été étudiés dans plusieurs études consacrées au sujet. Nous ne nous pencherons ici que sur quelques cas emblématiques.

Le refus des Etats-Unis d’assumer la dette cubaine en 1898. C’est l’un des premiers cas où des dettes odieuses (en l’occurrence dette d’asservissement) ont été effectivement répudiées. En 1898, suite à la guerre entre les Etats-Unis et l’Espagne, celle-ci transfère aux Etats-Unis la souveraineté sur Cuba. Les délégués américains à la conférence de la paix de Paris ont justifié leur refus de payer les dettes odieuses réclamées à Cuba au motif 1) que les prêts n’avaient pas bénéficié aux Cubains, certains ayant financé la répression de soulèvements populaires 2) que Cuba n’avait pas consenti à contracter de telles dettes 3) que les créanciers étaient au courant du contexte et devaient assumer le risque de non paiement.

Traité de Versailles et la dette polonaise, 1919. L’article 255 de ce traité exonéra la Pologne de payer « la fraction de la dette dont la Commission des Réparations attribuera l’origine aux mesures prises par les gouvernements allemand et prussien pour la colonisation allemande de la Pologne ». Une disposition similaire fut prise dans le traité de paix de 1947 entre l’Italie et la France, qui déclare « inconcevable que l’Ethiopie assure le fardeau des dettes contractées par l’Italie afin d’en assurer sa domination sur le territoire éthiopien ».

Arbitrage entre la Grande Bretagne et le Costa Rica en 1923.

En 1922, le Costa Rica promulgua une loi qui annulait tous les contrats passés entre 1917 et 1919 par l’ancien dictateur Federico Tinoco et refusa donc d’honorer la dette qu’il avait contractée auprès de la Royal Bank of Canada – il s’agit donc d’un cas où la doctrine a été appliquée pour une dette commerciale. Le litige qui s’ensuivit entre la Grande-Bretagne et le Costa Rica fut arbitré par le président de la Cour Suprême des Etats-Unis, William Howard Taft. Celui-ci déclara valide la décision du gouvernement costaricain en soulignant : « le cas de la Banque royale ne dépend pas simplement de la forme de la transaction, mais de la bonne foi de la banque lors du prêt pour l’usage réel du gouvernement costaricain sous le régime de Tinoco. La Banque doit prouver que l’argent fut prêté au gouvernement pour des usages légitimes. Elle ne l’a pas fait ».

Des références plus récentes au concept de dette odieuse ont réaffirmé sa valeur, même s’ils n’ont pas débouché sur la répudiation ou l’annulation des dettes :
Après la chute du régime de l’Apartheid en Afrique du Sud, de nombreuses voix se sont élevées pour exiger le non-paiement des dettes odieuses. Les pressions sur le gouvernement ont finalement abouti à une reconnaissance des dettes contractées sous l’Apartheid. En 1998, l’International Development Committee du parlement britannique a explicitement fait référence au caractère odieux de la dette rwandaise pour demander son annulation de la part des créanciers bilatéraux. En 2003, après l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis, l’administration américaine a invoqué l’argument de la dette odieuse pour demander l’annulation de la dette bilatérale de l’Irak |12|] . Consciente du précédent que cela pourrait créer, l’administration Bush a finalement renoncé à cet argument et l’allègement de la dette irakienne a été concédé pour des raisons de soutenabilité. Il faut souligner que l’argument a été abandonné non pas pour son inconsistance, mais au contraire parce que sa validité juridique représentait un risque : il aurait en effet pu être utilisé dans de nombreux cas, mais cette fois contre l’intérêt des Etats-Unis et de ses alliés.

Ainsi, si elle n’a pas toujours permis d’aboutir au non paiement, la doctrine de la dette odieuse n’a pas été remise en cause en tant que telle |13| . Ce sont les pressions des créanciers et des considérations d’ordre stratégique qui ont poussé les gouvernements à reconnaître ces dettes ; la pratique des Etats et la coutume internationale sont donc le reflet du rapport de force défavorable aux pays débiteurs. Les gouvernements doivent se saisir de cet argument. Les arguties et tergiversations juridiques des instituions comme la Banque mondiale, le FMI ou d’autres créanciers ne résistent pas aux faits et à la force d’une doctrine puissante comme celle de la dette odieuse. Bien que les créanciers essayent de l’enterrer, cette doctrine ressurgit régulièrement dans une forme actualisée. La décision unilatérale prise par le Paraguay en 2006 (voir infra, 3. 2), qui, sur la base de son caractère frauduleux, a déclaré nulle la dette contractée auprès des banques européennes, doit inspirer d’autres gouvernements. Bien que le décret paraguayen ne fasse pas explicitement référence à la dette odieuse, il s’agit bel et bien d’une dette nulle per se, et donc d’une dette odieuse. Voilà une nouvelle preuve, issue de la pratique des Etats, de la validité de la doctrine.

Si la Banque mondiale a été si prompte à disqualifier ce concept, ne serait-ce pas en raison de sa responsabilité dans la dette odieuse de nombreux pays ? Nous sommes en droit de nous interroger sur sa politique de prêt passée et actuelle, sur son soutien à des dictatures et des régimes coupables de graves violations des droits de l’homme, sur son soutien aux puissances coloniales, sur son soutien à des régimes corrompus par des prêts qui servaient à l’enrichissement personnel des dirigeants… Ce n’est d’évidence pas à elle de clore les débats.

Il n’existe pas pour les Etats débiteurs d’obligation absolue de payer

Le concept de dette odieuse n’est qu’un des éléments qui peuvent fonder l’annulation des dettes ou leur répudiation. Comme le rappelle Robert Howse |14| , l’obligation de payer n’a jamais été reconnue comme absolue et inconditionnelle.

D’autres arguments en faveur de l’annulation

Comme nous l’avons vu, les obligations nées d’un contrat ou d’un traité, ne sont pas absolues mais sont encadrées par la loi. En effet, les contrats de prêt à des régimes qui violent le jus cogens sont nuls et non avenus. Par conséquent, le jus cogens permet d’annuler non seulement la dette initiale mais également l’ensemble des prêts subséquents contractés pour la rembourser. L’audit de la dette permettra ainsi d’identifier tous les prêts ayant servi à rembourser des dettes initialement illégales. Pour fonder une répudiation de dette sur le fondement du jus cogens, il suffit pour le gouvernement endetté de prouver que les créanciers savaient que, au moment du prêt, l’Etat ou le gouvernement violait le jus cogens. Nul besoin de prouver l’intention réelle des créanciers de violer ces normes impératives du droit international. Outre la violation du jus cogens, le Traité de Vienne de 1969 sur le droit des Traités, qui appartient à la catégorie des sources primaires du droit international (article 38 du Statut de la CIJ), contient plusieurs dispositions pouvant fonder l’illégalité de certaines dettes contractées entre les Etats. Ainsi l’article 46 porte sur l’incompétence des contractants, l’article 49 sur le dol, l’article 51 sur la corruption et l’article 52 sur la menace ou l’emploi de force. Si les pouvoirs publics parviennent à prouver au moyen d’un audit de la dette que ces dispositions impératives pour les Etats ont été violées au moment de la conclusion du prêt, alors ils seront fondés légalement à répudier ou annuler les dettes entachées d’illégalité. De plus, le principe pacta sunt servanda, qui commande aux parties le respect des accords conclus, est tempéré par d’autres principes, comme rebus sic stantibus, selon lequel un changement fondamental de circonstances peut remettre en cause les obligations d’un accord. De même, si un Etat invoque la force majeure et l’état de nécessité, il ne peut être poursuivi pour n’avoir pas respecté ses obligations. Par ailleurs, pour Robert Howse, le principe de continuité de l’Etat est limité par des considérations d’équité fréquemment utilisées par les tribunaux et les organes d’arbitrage. Ces limitations d’équité sont l’illégalité, la fraude, le changement fondamental de circonstance, la mauvaise foi, l’incompétence du signataire, l’abus de droit… Or, l’équité est un principe général du droit international (PGD), également source de droit international selon l’article 38 de la CIJ. Soulignons que les PGD doivent impérativement être respectés par tous les bailleurs de fonds (Etats, banques privées, FMI, Banque mondiale…). Evidemment, les juridictions nationales sont en droit de juger la légalité et la constitutionnalité des dettes, comme l’a fait en 2000 la justice argentine, par la sentence Olmos, qui a déclaré l’illégalité des dettes contractées par la junte militaire. De toute évidence, elle fait un apport considérable à la jurisprudence nationale et internationale. Le silence des institutions financières internationales, des médias et des pays occidentaux sur cette affaire si délicate est assourdissant, mais il est un aveu de culpabilité. L’affaire a en effet permis de démontrer un lien direct entre les bailleurs de fonds et la dictature argentine qui, rappelons-le, a commis des crimes contre l’humanité, y compris le génocide comme il été reconnu dans la sentence Etchecolaz.

C’est sur certains de ces arguments que s’appuient les campagnes dette et les mouvements sociaux pour réclamer l’annulation de dettes illégitimes, dont l’illégitimité, qui doit être déterminée par audit, peut résulter des conditions associées aux prêts (taux usuraires, mise en place de réformes contraires à l’intérêt général), de l’usage des prêts et de leurs conséquences (projets qui n’aboutissent pas, éléphants blancs, projets qui portent préjudice aux populations ou à l’environnement) ou des conditions dans lesquelles ils ont été contractés (déséquilibre entre les contractants, corruption) . Le paiement des dettes peut également devenir illégitime lorsqu’il empêche l’Etat- et en conséquence, les pouvoirs publics et les différents organes- de remplir ses obligations concernant le respect des droits humains. Plusieurs rapports des experts indépendants adoptés par l’ancienne commission des droits de l’homme de l’ONU soulignent le fait que, par le mécanisme de la dette, les pouvoirs publics, se trouvent non seulement dans l’impossibilité de remplir leurs obligations internationales, mais sont pratiquement obligés de mener des politiques de violations massives des droits humains.

Les droits et devoirs des Etats

Si l’obligation des Etats à payer leurs dettes, en vertu du pacta sunt servanda, n’est pas absolue, il y a en revanche des obligations supérieures que l’Etat se doit de respecter avant toutes les autres. Les normes de droit sont en effet hiérarchisées, et les droits humains, tels que reconnus universellement dans les conventions internationales, sont supérieurs aux droits garantis dans un contrat de prêt. Un retour sur certains des textes qui ont défini les droits humains fondamentaux s’impose. La Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) qui consacre des droits individuels tels que le droit à la santé, à l’éducation, au logement, à la sécurité sociale, au travail, aux loisirs, dispose également que « toute personne a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet » (article 28). Cela suppose, comme le suggère Tamara Kunanayakam, « l’élimination de systèmes et de structures injustes comme une condition de la réalisation des droits humains et libertés fondamentales » |15| . Le mécanisme de la dette est sans conteste un de ces systèmes injustes- voire illicites- qui doivent être abolis. On peut également rappeler les obligations contenues dans le Pacte International sur les droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), ratifié par plus de 150 Etats et dont l’article 2, alinéa 1 exige de chaque Etat qu’il agisse « tant par son effort propre que par l’assistance et la coopération internationales, notamment sur les plans économique et technique, au maximum de ses ressources disponibles, en vue d’assurer progressivement le plein exercice des droits reconnus dans le présent Pacte ». La Déclaration sur le droit au développement, adoptée par l’écrasante majorité des pays membres de l’ONU |16| , affirme quant à elle le droit au développement comme « un droit inaliénable de l’homme » et dispose à l’article 2 alinéa 3 : « Les Etats ont le droit et le devoir de formuler des politiques de développement national appropriées ayant pour but l’amélioration constante du bien-être de l’ensemble de la population et de tous les individus sur la base de leur participation active, libre et significative dans le développement et la distribution équitables des bénéfices issus de celui-ci ». Ces obligations d’une portée universelle, tant sur le plan moral que juridique, ne sauraient être subordonnées au respect de contrats le plus souvent illégitimes.

La stratégie juridique du CADTM : l’action unilatérale des gouvernements du Sud et du Nord fondée sur le droit international et interne

Le rejet des solutions proposées par la Banque

La Banque mondiale consacre toute la dernière partie de son rapport à proposer des voies alternatives à la répudiation des dettes odieuses par les pays du Sud. Mais ne nous y trompons pas, ces propositions de la banque pour améliorer « la bonne gouvernance » dans les pays en développement visent avant tout à restructurer, autrement dit blanchir, les vieilles dettes odieuses et illégitimes et à les rendre tout juste « soutenables » pour le pays, selon les critères du FMI et de la Banque mondiale |17| . La Banque mondiale incite donc les pays du Sud à négocier avec les créanciers en concluant par exemple des programmes PPTE (Pays Pauvres Très Endettés) pour ainsi bénéficier d’allègements de dettes (page 33 du rapport). L’argument invoqué par la Banque mondiale en faveur de la négociation est qu’une répudiation unilatérale des dettes illégitimes et odieuses entraînerait l’isolement du pays qui n’aurait alors plus accès au marché des capitaux. Or, le cas de l’Afrique du Sud, constamment mis en avant par le rapport de la banque, démontre que le gouvernement post-apartheid de Mandela aurait dû répudier les dettes contractées par le gouvernement criminel durant l’apartheid au lieu de négocier avec les créanciers, comme il l’a fait sous la pression des créanciers externes. En effet, le rapport de la CNUCED sur la doctrine de la dette odieuse constate que si l’Afrique du Sud avait simplement mis en place un moratoire de dix ans sur le remboursement de la dette accumulée par le régime d’apartheid, alors le gouvernement aurait « économisé » 10 milliards de dollars. Au lieu de cela, le gouvernement sud-africain a cédé aux créanciers en remboursant la dette criminelle de l’apartheid. Il a bénéficié en contrepartie de seulement 1,1 milliard de dollars d’aide extérieure sur les dix années qui ont suivi l’élection de Mandela. Le calcul est donc simple : si l’Afrique du Sud avait répudié la dette illégale de l’apartheid, elle aurait « économisé » pas moins de 8,9 milliards de dollars dans l’hypothèse où elle aurait été privée totalement de capitaux extérieurs. La menace de la fermeture de l’accès aux capitaux ne fait donc pas le poids par rapport à l’intérêt qu’auraient les pays en développement à répudier leurs dettes illégales et illégitimes.

Si la Banque mondiale pousse les gouvernements à rembourser, c’est évidemment pour récupérer l’argent prêté. Mais c’est aussi pour garder sur eux un ascendant, et pour qu’ils se soumettent à ses conditions et à celles du FMI. Ces conditions vont au-delà « ...de la simple imposition d’un ensemble de mesures macroéconomiques au niveau interne. Elles [sont] l’expression d’un projet politique, d’une stratégie délibérée de transformation sociale à l’échelle mondiale, dont l’objectif principal est de faire de la planète un champ d’action où les sociétés transnationales pourront opérer en toute sécurité. Bref, les programmes d’ajustement structurel (PAS) jouent un rôle de "courroie de transmission" pour faciliter le processus de mondialisation qui passe par la libéralisation, la déréglementation et la réduction du rôle de l’État dans le développement national » |18| . On ne peut s’en remettre au verdict d’une Banque juge et partie, d’une Banque qui condamne la soi-disant partialité de la doctrine de la dette odieuse pour mieux feindre une neutralité qui ne passe pas l’épreuve des faits.

La répudiation et l’annulation des dettes illégitimes et illégales par les pouvoirs publics après réalisation d’un audit

Le CADTM a publié avec le CETIM (Centre Europe – Tiers monde) et avec le soutien d’autres mouvements et réseaux internationaux |19| un manuel pour des audits dans le Tiers-monde |20| afin d’inciter les gouvernements du Sud à réaliser l’audit de leurs dettes, pour ensuite être fondés légalement à répudier toutes les dettes illégales et illégitimes. En effet, l’audit est l’outil privilégié pour mettre en lumière toutes les irrégularités dans les contrats de prêt mais aussi la complicité des bailleurs de fonds internationaux dans l’endettement illégal et illégitime des pays en développement. Ce manuel offre une méthodologie pouvant accompagner les populations et les gouvernements du Sud dans la réalisation d’audits de la dette. Rappelons que les pouvoirs publics disposent du droit d’enquêter sur les finances publiques et de se prononcer légalement sur le caractère illicite d’une dette, en vertu du droit international et national. L’exemple le plus récent est celui du gouvernement paraguayen qui a pris un décret le 26 août 2005, par lequel il répudie une dette illégale de 85 millions de dollars à l’égard d’une banque genevoise, l’Overland Trust Bank |21| . Cet acte politique est important pour deux raisons majeures. D’abord, il montre que les pouvoirs publics ont le droit de déterminer le caractère illicite d’une dette après l’avoir auditée. Ensuite, ce décret démontre que la répudiation d’une dette par un gouvernement est un acte unilatéral souverain que les créanciers doivent accepter s’il est fondé juridiquement. Il est important que la société civile soit impliquée dans la réalisation de l’audit de la dette comme c’est le cas actuellement en Equateur. En effet, les populations ont le droit d’être associées à l’audit, en vertu de l’article 21 Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et des articles 19 et 25 a du Pacte International relatif aux droits civils et politiques de 1966 |22| . Ainsi, la Commission d’audit intégral de la dette publique interne et externe (CAIC) instaurée par le président Rafael Correa regroupe des délégués des pouvoirs de l’Etat ainsi que des représentants d’organisations sociales et citoyennes de la société équatorienne et des délégués des organisations de solidarité Nord/Sud ayant fait la preuve d’une expertise en matière de dette |23| . Après avoir effectué ces audits de la dette, les pouvoirs publics pourront utiliser leur droit interne et le droit international pour répudier toutes les dettes illégales et illégitimes. La Norvège constitue un bon exemple à suivre par les Etats et les mouvements sociaux. En octobre 2006, suite à une campagne de la société civile menée notamment par SLUG |24| et par des mouvements citoyens en Equateur, la Norvège a reconnu sa responsabilité dans l’endettement illégitime de 5 pays - Equateur, Egypte, Jamaïque, Pérou, Sierra Leone - et a décidé d’annuler unilatéralement une part des créances envers ces pays, à hauteur de 62 millions d’euros.

Le réseau CADTM considère qu’un gouvernement démocratique a parfaitement le droit de répudier ou d’annuler unilatéralement des dettes sur base d’un audit qui aurait identifié toutes les dettes illégales et illégitimes. Les Etats sont souverains et ont de nombreux arguments juridiques à leur disposition, comme la doctrine de la dette odieuse, pour déclarer nulles leurs dettes et mettre fin à leur remboursement. Ils sont également en droit, le cas échéant, de demander aux créanciers, dont la responsabilité internationale est engagée, de rendre des comptes pour leurs actes illicites, et de réclamer des réparations pour le préjudice causé.

Les impératifs de justice et de démocratie exigent que les gouvernements prennent de telles décisions. Il est absolument nécessaire que ces mêmes impératifs guident les gouvernements libérés du poids d’une dette illégitime et illégale, pour qu’ils respectent leurs obligations vis-à-vis de leur population : ils doivent, grâce aux fonds ainsi récupérés, tout mettre en oeuvre pour améliorer le bien-être des populations et ainsi respecter leurs engagements en matière de droits humains, tels qu’inscrits notamment dans les Pactes internationaux relatifs aux droits économiques, sociaux et culturels et aux droits civils et politiques.

Le fait que la Banque mondiale publie pour la première fois un rapport sur la dette odieuse montre qu’elle ne peut plus ignorer cet argument juridique mis en avant par de nombreuses organisations de la société civile. Le rideau de fumée dressé par la Banque mondiale et le FMI ne parviendra pas à empêcher l’application de cette doctrine par des gouvernements légitimes qui souhaitent mettre leur politique en conformité avec les pactes internationaux auxquels ils ont souscrit. A nous maintenant de faire appliquer ces arguments juridiques par nos gouvernements !

Notes de bas de page:

|1| En septembre 2007, La Banque mondiale consacrait un rapport à la dette odieuse, intitulé « Odious Debt : some considerations » (http://siteresources.worldbank.org/INTDEBTDEPT/Resources/468980-1184253591417/OdiousDebtPaper.pdf). Ce rapport, largement bâclé, partial et condescendant envers les organisations qui agissent pour des solutions justes à le dette, a suscité de vives réactions. La Banque mondiale a donc accepté d’ouvrir les discussions : une première table ronde, réunissant des représentants de la Banque mondiale, du FMI, de la Banque africaine de développement, de gouvernements du Nord et du Sud, des organisations de la société civile et quelques universitaires, s’est tenue à Washington le 14 avril 2008. Bien que la Banque ait accepté de poursuivre la discussion sur la dette odieuse en octobre prochain, il semble peu probable qu’elle change sa position de manière significative, puisqu’elle refuse d’aborder la question des prêts passés.

|2| Alexander Sack, 1927 : « Les Effets des Transformations des Etats sur leurs dettes publiques et autres obligations financières »

|3| Khalfan et al., " Advancing the Odious Debt Doctrine ", 2002, cité dans Global Economic Justice Report, Toronto, July 2003

|4| Jeff King, « Odious Debt : The Terms of Debate »

|5| King propose notamment la réalisation d’audits pour déterminer l’absence ou non de bénéfice.

|6| Voir Eric Toussaint, La finance contre les peuples : la bourse ou la vie. Paris : Syllepse ; Genève : CETIM ; Liège : CADTM, 2004, p. 516-519. .

|7| L’article 53 dispose : « Est nul tout traité qui, au moment de sa conclusion, est en conflit avec une norme impérative du droit public international général. Aux fins de la présente Convention, une norme impérative de droit international général est une norme acceptée et reconnue par la communauté internationale des États dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n’est permise et qui ne peut être modifiée que par une nouvelle norme du droit international général ayant le même caractère »

|8| Mohammed Bedjaoui, « Neuvième rapport sur la succession dans les matières autres que les traités », A/CN.4/301et Add.l, p. 73.

|9| Voir Eric Toussaint, Banque mondiale, le coup d’Etat permanent : l’agenda caché du consensus de Washington. Paris : Syllepse ; Genève : CETIM ; Liège : CADTM, 2006.

|10| Voir Eric Toussaint, op. cit.

|11| Voir le rapport de la New Economics Foundation, « Odious Lending : Debt Relief as if Moral Mattered », p. 2 : « The result is a vicious circle of debt in which new loans have to be taken out by successive governments to service the odious ones, effectively ’laundering‘ the original loans. This defensive lending can give a legitimate cloak to debts that were originally the result of odious lending ». Disponible sur [www.jubileeresearch.org/news/Odiouslendingfinal.pdf->www.jubileeresearch.org/news/Odiouslendingfinal.pdf

|12| Voir l’article « La dette odieuse de l’Irak » par Eric Toussaint. Disponible sur : [http://www.cadtm.org/spip.php ?article1884->http://www.cadtm.org/spip.php ?article1884

|13| Voir le document de la CNUCED par Robert Howse “The concept of odious debt in public international law”, p. 1 : “The paper also looks at some situations where other States’ tribunals have rejected or questioned claims of a transitional regime to adjust or sever debt obligations based on considerations of “odiousness”.(…) In none of these situations was a claim of odious debt rejected on grounds that international law simply does not countenance alteration in state-to-state debt obligations based on any equitable considerations whatsoever.”

|14| Voir « The concept of odious debt in public international law”, p. 1 : « The international law obligation to repay debt has never been accepted as absolute, and has been frequently limited or qualified by a range of equitable considerations, some of which may be regrouped under the concept of “odiousness.” » ; p.5 : « Equity and justice have been brought into the disposition of debt in the case of succession because, both within the main private law systems of the world and in public international law, they have been long recognized as limits or qualifications to legal obligation… » ; p. 6 : « While general principles to be discerned from the limits of contractual obligation in domestic legal systems are one source of equity or justice, it would be odd if the evolving normative content of international law itself were not also to be such a source. In the case of those international agreements that are treaties, the Vienna Convention on the Law of Treaties requires that the obligations in any one agreement be read in light of other binding agreements as well “as any relevant rules of international law applicable between the parties.” This certainly includes elements of human rights law that have become custom (or even preemptory norms) » ; p. 21 : « This is consistent with the accepted view that equity constitutes part of the content of “the general principles of law of civilized nations,” one of the fundamental sources of international law stipulated in the Statute of the International Court of Justice ».

|15| Tamara Kunanayakam, « La Déclaration des Nations Unies sur le droit au développement : pour un nouvel ordre international, p. 40 dans Quel développement ? Quelle coopération internationale ? Genève : CETIM, 2007.

|16| 146 votes pour, 1 vote contre, 8 abstentions et 4 non votants.

|17| Le critère retenu pour déterminer une éventuelle insoutenabilité de la dette est le rapport entre la valeur actuelle de sa dette et le montant annuel de ses exportations. Si ce ratio est supérieur à 150%, la dette est estimée insoutenable.

|18| ONU-CDH, Rapport commun de l’Expert indépendant Fantu Cheru et du Rapporteur spécial, E/CN.4/2000/51, 14 janvier 2000

|19| AAJ, ATTAC (Uruguay), COTMEC, Auditoria Cidadã Da Dívida (Brésil), Emmaüs internacional, Eurodad, Jubilee South, South Centre

|20| http://www.cadtm.org/texte.php3 ?id_article=2299

|21| Les motifs de la répudiation de la dette sont notamment expliqués dans le discours du Président du Paraguay devant l’Assemblée générale de l’ONU du 3 octobre 2005 : « Cet acte frauduleux a été le fait de fonctionnaires d’une dictature corrompue, qui en collusion avec un groupe de banques internationales, qui cherchent à nous dépouiller de ressources dont en toute urgence notre pays a besoin ».

|22| L’article 21 DUDH, adoptée à l’unanimité des membres de l’ONU en 1948, dispose que « toute personne a le droit de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays soit directement soit par l’intermédiaire des représentants ». L’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques pose la liberté d’expression (« liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce ») et son article 25 rappelle le droit de tout citoyen à prendre part à la direction des affaires publiques. (La quasi totalité des Etats a ratifié ce Pacte sauf les Etats-Unis qui l’ont signé mais qui depuis plus de 30 ans refusent toujours de le ratifier.) L’audit correspond donc a une exigence de démocratie et de transparence (droit de savoir et de demander des réparations).

|23| Voir le décret présidentiel qui a institué la commission d’audit : http://mef.gov.ec/pls/portal/docs/PAGE/MINISTERIO_ECONOMIA_FINANZAS_ECUADOR/SUBSECRETARIAS/SUBSECRETARIA_GENERAL_DE_COORDINACION/COORDINACION_DE_COMUNICACION_SOCIAL/PRODUCTOS_COMUNICACION_PRENSA/ARCHIVOS_2007/DECRETO.PDF

|24| SLUG est une coupole norvégienne pour l’annulation de la dette regroupant plus de 50 organisations de la société civile norvégienne.

LES RACINES DE LA CRISE ALIMENTAIRE MONDIALE


Une fois encore sur les causes de la crise alimentaire

par Éric Toussaint

Sur ce texte |1|

De fausses explications de la crise alimentaire dominent la scène. La consommation des Chinois et des Indiens est une des fausses explications qui, à force d’être répétée, devient une évidence. Il est important d’identifier les véritables causes et les authentiques responsables.

Dans son rapport annuel rendu public en juin 2008, la très sérieuse Banque des règlements internationaux |2| reprend la fable de l’évolution de la consommation des Chinois et des habitants des économies émergentes. La BRI veut mener le public sur une fausse piste afin de cacher, d’une part, la responsabilité des gouvernements du Nord et des entreprises transnationales de l’agrobusiness qui ont fortement augmenté la production d’agro-combustibles et, d’autre part, la responsabilité des grands groupes financiers qui spéculent en Bourse sur les produits alimentaires. Les auteurs de la BRI cherchent à donner une apparence scientifique à leur explication. Quelle est selon la BRI la cause principale de l’augmentation du prix des aliments ? « S’agissant des denrées alimentaires, la forte croissance du PIB dans les économies émergentes ces dernières années a gonflé la demande. Des changements structurels ont accentué cette influence. Par exemple, la hausse du revenu par habitant, notamment en Chine, a entraîné une augmentation de la demande de céréales en particulier pour nourrir les animaux d’élevage. Selon les estimations de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), la consommation de céréales par habitant dans les PED a augmenté de 20% de 1962 à 2003, tandis que celle de viande triplait. L’incidence de la demande sur le cours des céréales est amplifiée du fait que, selon certaines estimations, il faut de deux à cinq fois plus de céréales, à calories égales, pour produire de la viande. En 2002, environ un tiers de la production mondiale de céréales a servi à l’alimentation d’animaux de boucherie. » |3|

Cette explication a une prétention scientifique et elle fait appel au bon sens. Le raisonnement est le suivant : la consommation des habitants des pays en développement (PED) a fortement augmenté, ils mangent de plus en plus de viande, les prix ont suivi.

Mais il y a un hic : comment se fait-il que la forte augmentation des prix n’ait eu lieu qu’en 2007-2008 alors que la consommation des PED croît fortement depuis 40 ans ? En réalité, les prix des aliments ont baissé tout au long des années 1980 et 1990. Ils ont encore baissé entre 1998 et 2002, ils ont augmenté un peu en 2002-2004, puis baissé en 2005-2006 |4|. Après la récolte 2006, le prix des aliments sur le marché mondial était égal au prix de 1998 qui était bien inférieur au prix des années 1970. En 2008, en dollar constant, le prix des aliments reste inférieur au prix maximum atteint à la fin des années 1970 |5|

. Bref, ce qu’il faut expliquer, c’est l’explosion des prix en 2007 et 2008. Or l’explication donnée plus haut par la BRI n’a aucun rapport avec les causes réelles de l’explosion du prix. Comme le dit Jacques Berthelot : « la hausse de la consommation des produits alimentaires, liée à la hausse rapide du niveau de vie des pays émergents comme la Chine et l’Inde (…) est une tendance à l’œuvre depuis de nombreuses années et ne peut rendre compte de la flambée progressive des prix agricoles depuis deux ans » |6| . Il relève d’ailleurs que le prix du riz est resté stable jusqu’en octobre 2007. Par contre, il a été multiplié presque par trois entre octobre 2007 et mai 2008.

Voici l’explication en trois points qui est la plus appropriée |7| :

Primo, face à un prix des céréales qui était historiquement bas jusqu’en 2005, les grandes entreprises privées d’agrobusiness ont obtenu des gouvernements des Etats-Unis et de l’Union européenne qu’ils subventionnent l’industrie des agro-combustibles. Ces grandes entreprises voulaient gagner sur deux tableaux : vendre leurs céréales et d’autres produits agricoles plus cher et rendre rentable la production d’agro-combustibles. Elles y sont parvenues.

Comme ont-elles procédé ? Elles se sont appuyées sur l’hypothèse suivante : ce que le pétrole ne permettra plus de faire d’ici quelques décennies (en conséquence de la réduction des réserves disponibles), le soja, la betterave, les céréales ou la canne à sucre devraient être en mesure de le permettre. Elles ont donc demandé aux pouvoirs publics d’attribuer des subventions afin que la production très coûteuse d’agro-combustibles devienne rentable. Washington, la Commission européenne à Bruxelles et d’autres capitales européennes ont accepté sous prétexte d’assurer la sécurité énergétique de leur pays ou de leur région |8| . Les lobbies pro agro-combustibles ont convaincu les gouvernements d’utiliser l’argument mensonger selon lequel les agro-combustibles avaient un impact positif sur l’environnement, contrairement aux hydrocarbures.

Cette politique de subvention a dévié vers l’industrie des agro-combustibles, des quantités importantes de produits agricoles essentiels pour l’alimentation. De même, des terres qui étaient destinées à produire des aliments ont été reconverties en terres de culture pour les agro-combustibles. Cela diminue aussi l’offre de produits alimentaires et fait monter les prix. En somme, pour satisfaire les intérêts de grandes sociétés privées qui veulent développer la production d’agro-combustibles, il a été décidé de faire main basse sur certaines productions agricoles dont le monde a besoin pour se nourrir. A noter que la BRI dans le rapport déjà cité n’accorde aux subventions publiques envers les agro-combustibles qu’une place mineure dans l’explication de la hausse des prix des aliments |9| .

Deuzio, la spéculation sur les produits agricoles a été très forte en 2007-2008, accentuant un phénomène amorcé au début des années 2000 après l’éclatement de la bulle de l’internet. Après la crise des subprimes qui a éclaté aux Etats-Unis à l’été 2007, les investisseurs institutionnels |10| se sont désengagés progressivement du marché des dettes construit de manière spéculative à partir du secteur de l’immobilier américain et ont identifié le secteur des produits agricoles et des hydrocarbures comme susceptible de leur procurer des profits intéressants. Ils ont acheté les récoltes futures de produits agricoles à la Bourse de Chicago, à celles de Kansas City et de Minneapolis qui sont les principales Bourses mondiales où l’on spécule sur les céréales. De même, ils ont acheté sur d’autres Bourses de matières premières, la production future de pétrole et de gaz en spéculant à la hausse.

Tertio, les pays en développement ont été particulièrement démunis face à cette crise alimentaire car les politiques imposées par le FMI et la Banque mondiale depuis la crise de la dette les ont privés des protections nécessaires : réduction des surfaces destinées aux cultures vivrières et spécialisation dans un ou deux produits d’exportation, fin des systèmes de stabilisation des prix, abandon de l’autosuffisance en céréales, réduction des stocks de réserve de céréales, fragilisation des économies par une extrême dépendance aux évolutions des marchés mondiaux, forte réduction des budgets sociaux, suppression des subventions aux produits de base, ouverture des marchés et mise en concurrence déloyale des petits producteurs locaux avec des sociétés transnationales…

Retour sur les fausses explications

Jacques Berthelot a épinglé une série de citations qui ont en commun de reprendre la fable de l’évolution de la consommation des pays émergents, en particulier des Chinois et des Indiens, en tant que cause principale |11| . Les voici.

Pour le quotidien les Echos du 15 avril 2008, « Le phénomène nouveau vient surtout des habitudes de consommation qui se modifient à toute allure dans les pays émergents. Les deux géants que sont la Chine et l’Inde sont devenus, avec la hausse de leurs revenus, demandeurs de viande et de céréales » |12| . Le Nouvel Observateur du 17 au 23 avril 2008 place en tête des sept causes identifiées « la modification des comportements alimentaires des pays émergents, notamment la Chine et l’Inde » et ajoute : « D’exportatrices, l’Inde et la Chine sont passées au statut d’importatrices ». Le Directeur Général de la FAO, Jacques Diouf, a déclaré lors du forum Afrique-Inde du 8 avril 2008, qu’ « après avoir rencontré le ministre de l’Agriculture de l’Inde, Sharad Pawar,… les stocks mondiaux de céréales ne peuvent assurer que de 8 à 10 semaines de consommation mondiale et que cela est dû à la demande supérieure des pays comme l’Inde et la Chine, où le PIB augmente de 8% à 10% et où la hausse de revenus va à l’alimentation » |13| . Pour Randy Olson, directeur du Biodiesel Board de l’Iowa, « les raisons pour un prix plus élevé de l’huile de soja incluent la demande accrue des classes moyennes de plus en plus nombreuses de Chine et d’Inde et d’ailleurs » |14| . De même, à la question « Pourquoi les prix des denrées alimentaires augmentent-ils autant ? », Nicolas Bricas, chercheur du CIRAD, répond : « |15| » |16| . Dans Le Monde du 22 avril 2008, à la question « L’arrivée de deux nouveaux ogres sur les marchés internationaux (la Chine et l’Inde), est-elle la vraie principale cause de cette flambée ? », l’économiste Philippe Chalmin répond sans ambages « Oui » |17| . Philippe Lemaître lui fait écho dans la même édition du Monde : « Faute d’infrastructures, un pays comme l’Inde perd environ 30 % de ses récoltes et redevient importateur net de céréales » |18| .

Le Président Lula du Brésil déclare le 18 avril 2008 à la FAO : « Ne me dites pas, pour l’amour de Dieu, que la nourriture est chère à cause du biocarburant. Elle est chère parce que le monde n’est pas préparé à voir des millions de Chinois, d’Indiens, d’Africains, de Brésiliens et de Latino-Américains manger trois fois par jour » |19| .

La Chine et l’Inde ne sont pas responsables de l’envolée des prix des aliments

La Chine et l’Inde exportent plus d’aliments qu’ils n’en importent. Jacques Berthelot démontre chiffres à l’appui que la Chine est toujours exportatrice nette de céréales (blé, maïs, riz) et de viande ! Il en va de même pour l’Inde. Les Indiens sont exportateurs nets d’aliments depuis 1995. Ces deux pays ne sont donc pas à l’origine de l’augmentation du prix des aliments sur le marché mondial |20| .L’Inde victime de la libéralisation des importations
L’Inde a connu une expérience particulièrement négative en matière de libre-échange concernant le blé |21| . Sous la pression de ses partenaires au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le gouvernement indien de M. Singh, qui est un bon élève néolibéral, a supprimé à partir de février 2006 les droits de douane sur les importations de blé. Cette année-là, pour la première fois depuis 2001, l’Inde a importé plus de blé (6,7 millions de tonnes) qu’elle n’en a exporté (0,6 million de tonnes). Il s’agit d’une politique délibérée du gouvernement indien qui voulait faire d’une pierre deux coups : contenter ses partenaires de l’OMC et acheter sur le marché mondial du blé à un prix inférieur à celui que demandaient les producteurs locaux. L’Etat indien a acheté directement 5,5 millions de tonnes de blé à l’étranger alors que la production nationale aurait suffi à satisfaire la demande interne (la production indienne de blé s’est élevée à 74 millions de tonnes alors que la demande intérieure s’élevait à 60 millions de tonnes).
Or loin de baisser sur le marché intérieur, le prix du blé a augmenté notamment en raison de la constitution de stocks spéculatifs par les commerçants. Cette action déplorable du gouvernement de Singh lui a valu un recours devant la Cour suprême indienne de la part des opposants. Echaudé et mis sous pression par la population, le premier ministre indien a battu en retraite en 2007.
Précisons que bien qu’elle ait été importatrice nette de blé durant l’épisode de 2006, l’Inde est restée exportatrice nette de céréales grâce à ces exportations de riz et de maïs.


Face à l’absence d’évidences concernant la responsabilité des Chinois, la presse commence à opérer un virage

Le 19 août 2008, le quotidien financier français Les Echos titrait « Hausse des prix alimentaires : la Chine déclarée non coupable ». S’appuyant sur des statistiques de l’OCDE et sur une étude fournie par un chercheur nord-américain publié par le département nord-américain de l’agriculture, le quotidien français affirme que les Chinois sont autosuffisants notamment au niveau des céréales. De son côté, l’hebdomadaire néolibéral britannique The Economist dans son édition du 16 août 2008 réussit la prouesse de dire une chose et son contraire dans un même paragraphe : « Il n’est pas totalement faux de dire que l’énorme demande chinoise de denrées alimentaires et d’énergie fait grimper les prix des biens de consommation dans le monde ». Quelques lignes plus loin, l’éditorial de The Economist poursuit : « Et la production alimentaire de la Chine a augmenté plus vite que sa consommation au cours des dernières années. En tant qu’exportateur –modeste mais en pleine expansion- de blé, de maïs et de riz, la Chine a sûrement contribué à son échelle, à contenir les cours mondiaux des céréales ». Quelle acrobatie ahurissante !

Les politiques menées par les gouvernants des Etats-Unis et de l’Union européenne sont les principales responsables de la crise alimentaire mondiale

Alors que la Chine et l’Inde exportent plus d’aliments qu’ils n’en importent, les Etats-Unis et l’Union européenne se trouvent dans la position inverse |22| . En 2006-2007, les Etats-Unis étaient importateurs nets d’aliments. Il en va de même de l’Union européenne qui se situe en 3e position mondiale sur la liste des importateurs nets de céréales (après le Japon et le Mexique). C’est donc la demande qui vient des Etats-Unis et de l’Union européenne qui est susceptible d’entraîner les prix à la hausse.

Mais, concrètement, en quoi les Etats-Unis et l’UE sont-ils responsables de la flambée des prix alimentaires ?

D’abord il faut tenir compte du fait que les Etats-Unis jouent un rôle déterminant dans la fixation des prix mondiaux des grains (céréales, oléagineux et protéagineux) car les autres pays exportateurs adaptent leur prix en fonction des cotations sur les Bourses de Chicago, Kansas City ou Minneapolis |23| . Par ailleurs, l’augmentation du prix des grains se traduit directement par une augmentation du prix de la viande car les animaux d’élevage consomment ces grains |24| .

Deux facteurs fondamentaux qui dépendent directement des Etats-Unis et de l’Europe entrent en jeu dans l’augmentation brutale des prix des aliments en 2006-2008. Le premier, c’est la forte progression de la production d’agro-combustibles aux Etats-Unis et en Europe. Le second, c’est la formidable spéculation sur les prix des aliments (et des hydrocarbures |25| . ) sur les marchés boursiers.

Enorme augmentation de la production d’agro-combustibles aux Etats-Unis

En 2007, les Etats-Unis représentaient 43% de la production mondiale d’agro-combustibles |26|

Entre 2005 et 2006, aux Etats-Unis, la production d’éthanol de maïs a été multipliée par cinq. Entre 2005 et 2009, cette production aura été multipliée par neuf ! La part de la production de maïs consacrée à la production d’éthanol est passée de 14,4% à 23,7% entre 2005-2006 et 2007-2008. Une partie de la production de soja est également destinée à la production d’agro-combustibles (en août 2007, 23,2% de la consommation intérieure d’huile de soja était destinée à la production de biodiesel) mais le coût de revient est beaucoup plus élevé que l’éthanol de maïs. Une quantité énorme de terres qui servait à la production de blé et de soja a servi à la culture du maïs, ce qui a fait grimper le prix du blé et du soja. Le prix du maïs destiné à la consommation animale et humaine a lui aussi flambé puisqu’une part importante de la production de maïs a été déviée vers la production d’éthanol. Le prix du riz produit aux Etats-Unis a lui-même explosé car sa production a baissé vu qu’il était plus rentable de cultiver du maïs, du soja, du blé ou des céréales fourragères (voir encadré).

L’augmentation de la production des agro combustibles n’est en rien le résultat du libre jeu des forces du marché, il est la conséquence directe de l’intervention de l’Etat sous la pression de l’agrobusiness. Malgré l’augmentation du prix du pétrole, la production d’agro-combustible n’est pas rentable sans les subventions apportées par le budget fédéral des Etats-Unis. En 2005, le Congrès états-unien a adopté une loi sur l’énergie qui a dopé la production des agro-combustibles. Cette politique de promotion a été renforcée par la loi du 19 décembre 2007 sur l’indépendance énergétique. Cette dernière loi impose à l’industrie pétrolière, sous peine de lourdes amendes, d’incorporer dans la fourniture de combustibles 57 milliards de litres d’agro-combustibles en 2015 (15 milliards de gallons |27| US) et 136 milliards de litres en 2022. Pour atteindre cet objectif, la part de la production de maïs destinée aux agro-combustibles atteindrait 32,8% en 2011-2012.
Grâce à cette législation contraignante, aux Etats-Unis, les revenus du secteur agricole dominé par les grandes entreprises de l’agrobusiness ont bondi de 48% en 2007.

En ce qui concerne la responsabilité des Etats-Unis dans la crise alimentaire mondiale, on peut suivre Jacques Berthelot qui déclare : « Les Etats-Unis sont indubitablement les principaux responsables de la flambée des prix agricoles et des émeutes de la faim actuelles par les objectifs déments qu’ils se sont fixés pour la production de biocarburants et parce que, comme on l’a vu, ce sont les prix des grains des Etats-Unis qui font les prix mondiaux sur lesquels les autres pays exportateurs s’alignent. » |28|. On verra plus loin qu’il faut y ajouter le rôle de la spéculation qui s’est particulièrement développée aux Etats-Unis.Comment l’augmentation des agro-combustibles aux Etats-Unis se traduit par une augmentation du prix du riz sur le plan mondial |29|
La spéculation sur le riz a été particulièrement forte et le boom de l’éthanol partage aussi une responsabilité dans l’explosion du prix du riz, bien que l’on affirme généralement qu’il n’y a aucun lien entre les deux. Selon l’USDA, les Etats-Unis ne représentent que 2% de la production mondiale de riz mais ils en sont le 4e exportateur… En 2007/08, les prix du riz brun produit aux Etats-Unis étaient d’ailleurs les plus élevés depuis 1980/81. D’autre part : « Des prix bien supérieurs du carburant et des engrais depuis 2005 et des prix extrêmement élevés pour les cultures alternatives depuis 2006/07 ont rendu le riz non rentable par rapport au soja, aux céréales fourragères et au blé » |30| . De fait, la production de riz des Etats-Unis a baissé de 12% de 2006 à 2007 après une baisse de 16% en surface semée, si bien que les exportations de riz des Etats-Unis ont baissé de 20%, même si elles n’ont représenté que 12% des exportations mondiales en 2006 et 9,6% en 2007. Or Daryll Ray et al. ont montré que les Etats-Unis sont aussi « faiseurs de prix » pour le prix mondial du riz : « Quatre-vingt quatre pour cent de la variation dans le prix du riz thaïlandais peut s’expliquer par le prix du riz du Texas et le ratio des stocks aux utilisations totales, et une hausse de dix pour cent dans le prix du riz des Etats-Unis résulte en une hausse de 4,7 pour cent du prix thaïlandais. Cette corrélation est une preuve irréfutable que même là où les Etats-Unis ne sont pas un exportateur dominant, les prix sur ses marchés à terme influencent les prix mondiaux » |31| .


La responsabilité de l’Union européenne

Comme l’écrit Jacques Berthelot : « L’UE-27 |32| prétend vouloir nourrir le reste du monde tout en agitant l’épouvantail de la Chine et de l’Inde ! Cela est risible et affligeant au regard de la dure réalité des faits qui montre que c’est l’Union européenne, plus encore que les Etats-Unis, qui reçoit une aide alimentaire nette massive des PED. » |33|

Sous la pression de l’agrobusiness, l’Union européenne a adopté une politique comparable à celle de Washington. D’ici à 2010, les carburants devront contenir 5,75% d’agro-combustibles (10% en 2020). L’Union européenne produit du biodiesel principalement à partir de l’huile de colza (l’Union européenne produit 77% du biodiesel mondial) et de l’éthanol à partir du blé, de l’orge, du maïs, de la betterave et de la distillation des excédents de vin. La production européenne d’agro-combustibles n’est pas rentable. Elle n’est viable qu’à coups de subventions. Pour atteindre l’objectif cité plus haut en 2012 sans recourir à des importations, il faudrait consacrer 20% des terres arables actuellement cultivées.

L’Union européenne veut faire croire que sa politique vise à réduire ses émissions de gaz à effet de serre alors que, selon de nombreux scientifiques, les coûts environnementaux des agro-combustibles sont supérieurs à tous les avantages que l’on peut en attendre. Pour sa part, l’OCDE dans un rapport publié le 12 septembre 2007 affirmait que « La poussée actuelle d’expansion de l’utilisation des biocarburants crée des tensions insoutenables qui déstabiliseront les marchés sans générer d’avantages significatifs pour l’environnement… Les gouvernements devraient cesser de se fixer de nouveaux objectifs pour les biocarburants et rechercher les moyens de les éliminer… ». |34| Le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation, Olivier De Schutter, écrivait : « au lieu de permettre de lutter contre le changement climatique, le recours à certains types d’agrocarburants pourrait accélérer celui-ci. » |35|

Les agro-combustibles produits par la Chine, l’Inde et le Brésil jouent-ils un rôle important dans la montée des prix des aliments ?

La Chine. Jusqu’en 2006, la Chine était le 3e producteur mondial d’éthanol de maïs (elle venait très loin derrière les Etats-Unis et l’Union Européenne) mais en juin 2007, les autorités chinoises ont interdit toute nouvelle production de maïs pour l’éthanol pour faire face à l’augmentation de 42% du prix du porc sur le marché intérieur. La production chinoise d’éthanol a effectivement baissé de moitié en 2007. Jacques Berthelot précise : « Comme, malgré la production d’éthanol de maïs, la Chine a encore exporté beaucoup de maïs en 2007, on ne peut imputer à son éthanol une responsabilité dans la flambée des prix mondiaux des céréales. Et comme elle n’a produit que 50 000 t de biodiesel en 2006 contre un objectif de 2 Mt en 2010, sa production de biodiesel n’est pas responsable de la flambée des prix des oléagineux. » |36|

L’Inde. Le gouvernement indien, tout comme ses homologues nord-américains et européens, a lui aussi imposé à l’industrie pétrolière d’incorporer 5% d’agro-combustibles dans les carburants pour 2010, et 20% d’ici 2025. L’Inde était devenue, en 2006, le 4e producteur mondial de bioéthanol mais, en 2007, la production indienne s’est littéralement effondrée (elle est passée de 1,9 milliard de litres à 200 millions de litres, soit une réduction de près de 90%). Jacques Berthelot conclut : « Comme ce bioéthanol est produit à partir de mollasse de canne à sucre, que l’Inde exporte du sucre et que le prix du sucre a chuté depuis 2006 et n’a dépassé qu’en janvier 2008 son niveau de 2007, on ne peut imputer à l’Inde une responsabilité dans la flambée des prix des céréales. »J. |37| Par ailleurs, l’Inde a décidé de développer la production de biodiesel à partir des graines d’une plante non comestible, la jatropha. Mais, selon J. Berthelot, ce programme n’aboutira pas car le gouvernement a fixé un prix du biodiesel inférieur au coût de production. A noter que « les organisations paysannes indiennes et les ONG de défense de l’environnement sont résolument opposées au développement des biocarburants, y compris à partir de jatropha ou à ceux de l’éventuelle seconde génération provenant de produits cellulosiques ». |38|

Le Brésil. Troisième producteur mondial d’agro-combustibles, le Brésil vient tout juste derrière les Etats-Unis et l’Union européenne. Il devance de très loin la Chine et l’Inde. En effet, il produit 10 fois plus d’agro-combustibles que la Chine et trente fois plus que l’Inde. Jusqu’ici l’écrasante majorité de la production brésilienne provient de la canne à sucre (une partie très faible mais en croissance provient du soja). L’impact environnemental et social du développement de la monoculture de la canne à sucre est très clairement négatif et la politique des autorités de Brasilia est fortement critiquée par de nombreux mouvements sociaux. Par contre, la production d’agro-combustibles à partir de la canne à sucre ne peut pas être retenue comme un facteur ayant provoqué la hausse du prix des aliments sur le plan mondial car le prix du sucre a baissé depuis 2006.
En conclusion, la production d’agro-combustibles par la Chine, l’Inde et le Brésil |39| , bien que très critiquable du point de vue environnemental et social |40| , n’est pas une cause de la flambée des prix des aliments.

Rôle fondamental de la spéculation dans l’envolée des prix des aliments

La spéculation sur les principaux marchés boursiers des Etats-Unis où se négocient les prix mondiaux des biens primaires (produits agricoles et matières premières) a joué un rôle primordial. Les acteurs principaux de cette spéculation ne sont pas des francs-tireurs, ce sont les investisseurs institutionnels (les zinzins) : les banques d’affaires |41| , les fonds de pension, les fonds d’investissements, les sociétés d’assurances et les banques commerciales. Les hedge funds et les fonds souverains |42| ont aussi joué un rôle, même si leur poids est bien inférieur à celui des investisseurs institutionnels |43| de 1 000 milliards de dollars.]] .

Michael W. Masters, qui dirige depuis douze ans un hedge fund à Wall Street, en apporte la preuve dans un témoignage qu’il a présenté devant une commission du Congrès à Washington le 20 mai 2008. |44| Devant cette commission chargée d’enquêter sur le rôle possible de la spéculation dans la hausse des prix des produits de base, il déclare : « Vous avez posé la question : Est-ce que les investisseurs institutionnels contribuent à l’inflation des prix des aliments et de l’énergie ? Ma réponse sans équivoque est : OUI » |45|

. Dans ce témoignage qui fait autorité, il explique que l’augmentation des prix des aliments et de l’énergie n’est pas due à une insuffisance de l’offre mais à une augmentation brutale de la demande venant de nouveaux acteurs sur les marchés à terme des biens primaires (« commodities ») où l’on achète les « futurs ». Sur le marché des « futurs » (ou contrat à terme), les intervenants achètent la production à venir : la récolte de blé qui sera faite dans un an ou dans deux ans, le pétrole qui sera produit dans 3 mois ou dans 6. En temps « normal », les principaux intervenants sur ces marchés sont par exemple des compagnies aériennes qui achètent le pétrole dont elles ont besoin ou des firmes alimentaires qui achètent des céréales. Michael W. Masters montre qu’aux Etats-Unis, les capitaux alloués par les investisseurs institutionnels au segment « index trading » des biens primaires des marchés à terme sont passés de 13 milliards de dollars fin 2003 à 260 milliards en mars 2008 |46| . Les prix des 25 biens primaires cotés sur ces marchés ont grimpé de 183% pendant la même période. Il explique qu’il s’agit d’un marché étroit |47| . Il suffit que des investisseurs institutionnels comme des fonds de pension allouent 2% de leurs actifs pour bouleverser la situation. Le prix des biens primaires sur le marché à terme se répercute immédiatement sur le prix actuel de ces biens. Il montre que les investisseurs institutionnels ont acheté des quantités énormes de maïs et de blé en 2007-2008, ce qui a produit une flambée des prix |48| .

Le 22 septembre 2008, en pleine tourmente financière aux Etats-Unis, alors que le président Bush annonçait un plan de sauvetage de 700 milliards de dollars, le prix du soja faisait un bond spéculatif de 61,5% !

Jacques Berthelot, qui consacre six pages de son étude au rôle de la spéculation, montre lui aussi le rôle crucial qu’elle a joué dans la montée des prix |49| . Par ailleurs, il donne l’exemple d’une banque belge, KBC, qui a mené une campagne publicitaire pour vendre un nouveau produit commercial : un investissement des épargnants dans 6 matières premières agricoles. Pour convaincre des clients d’investir dans son fonds de placement « KBC-Life MI Security Food Prices 3 », la publicité de KBC affirme : « Tirez avantage de la hausse du prix des denrées alimentaires ! ». Cette publicité présente comme une « opportunité » la « pénurie d’eau et de terres agricoles exploitables » ayant pour conséquence « une pénurie de produits alimentaires et une hausse du prix des denrées alimentaires » |50| .

Les accords commerciaux imposés par les pays industrialisés et les institutions qu’ils dominent (BM, FMI et OMC) affaiblissent la capacité des pays en développement à faire face à la montée des prix des aliments

En 2007-2008, plus de la moitié de la population de la planète a vu se dégrader fortement ses conditions de vie car elle a été confrontée à une très forte hausse du prix des aliments. Cela a entraîné des protestations massives dans au moins une quinzaine de pays dans la première moitié de 2008. Le nombre de personnes touchées par la faim s’est alourdi de plusieurs dizaines de millions et des centaines de millions ont vu se restreindre leur accès aux aliments (et en conséquence à d’autres biens et services vitaux |51| ). Tout cela suite aux décisions prises par une poignée d’entreprises du secteur de l’agrobusiness (productrices d’agro-combustibles) et du secteur de la finance (les investisseurs institutionnels qui contribuent à la manipulation des cours des produits agricoles) qui ont bénéficié de l’appui du gouvernement de Washington et de la Commission européenne. Pourtant la part des exportations dans la production mondiale des aliments reste faible. Une faible partie du riz, du blé ou du maïs produit dans le monde est exportée, l’écrasante majorité de la production est consommée sur place. Par exemple pour le riz, selon Oxfam, « seuls 4 à 5% de la production sont commercialisés sur le marché mondial » |52| , alors que le chiffre approche 20% pour le blé |53| . Néanmoins ce sont les prix sur les marchés d’exportation qui déterminent le prix sur les marchés locaux. Or, comme nous l’avons vu, les prix des marchés d’exportation sont fixés aux Etats-Unis principalement dans trois bourses (Chicago, Minneapolis et Kansas City). En conséquence, le prix du riz, du blé ou du maïs à Tombouctou, à Mexico, à Nairobi, à Islamabad est directement influencé par l’évolution du cours de ces grains sur les marchés boursiers des Etats-Unis.
En 2008, dans l’urgence et sous peine d’être renversées par des émeutes, aux quatre coins de la planète, les autorités des pays en développement ont dû prendre des mesures pour garantir l’accès des citoyens aux aliments de base.
Si on en est arrivé là, c’est que durant plusieurs décennies les gouvernements ont renoncé progressivement à soutenir les producteurs locaux de grains - qui sont en majorité des petits producteurs - et ont suivi les recettes néolibérales dictées par des institutions comme la Banque mondiale, le FMI dans le cadre des plans d’ajustement structurel et des programmes de réduction de la pauvreté. Au nom de la lutte contre la pauvreté, ces institutions ont convaincu les gouvernements de mener des politiques qui ont reproduit, voir renforcé, la pauvreté. De plus au cours des dernières années, de nombreux gouvernements ont souscrit des traités bilatéraux (notamment des traités de libre commerce) qui ont encore aggravé la situation. Les négociations commerciales dans le cadre du cycle de Doha de l’OMC ont également entraîné de funestes conséquences.

Que s’est-il passé ?

1er acte. Les pays en développement ont renoncé aux protections douanières qui permettaient de mettre les paysans locaux à l’abri de la concurrence des producteurs agricoles étrangers, principalement les grandes firmes d’agro-exportation nord-américaines et européennes. Celles-ci ont envahi les marchés locaux avec des produits agricoles vendus en dessous du coût de production des agriculteurs et éleveurs locaux ce qui a provoqué leur faillite (nombre d’entre eux ont émigré vers les grandes villes de leurs pays ou vers les pays les plus industrialisés). Selon l’OMC, les subsides versés par les gouvernements du Nord à leurs grandes entreprises agricoles sur le marché intérieur ne constituent pas une infraction aux règles anti-dumping. Comme l’écrit J. Berthelot : « alors que, pour l’homme de la rue, il y a dumping si on exporte à un prix inférieur au coût moyen de production du pays exportateur, pour l’OMC il n’y a pas de dumping tant qu’on exporte au prix intérieur, même s’il est inférieur au coût moyen de production. » Bref, les pays de l’Union européenne, les Etats-Unis ou d’autres pays exportateurs peuvent envahir les marchés des autres avec des produits agricoles qui bénéficient de très importantes subventions internes. Le maïs exporté au Mexique par les Etats-Unis est un cas emblématique. A cause du traité de libre commerce (TLC) signé entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique, ce dernier a abandonné ses protections douanières face à ses voisins du Nord. Les exportations de maïs des Etats-Unis au Mexique ont été multipliées par neuf entre 1993 (dernière année avant l’entrée en vigueur du TLC) et 2006. Des centaines de milliers de familles mexicaines ont dû renoncer à produire du maïs car celui-ci coûtait plus cher que le maïs provenant des Etats-Unis (produit avec une technologie industrielle et fortement subventionné). Cela n’a pas seulement constitué un drame économique, il s’est agi aussi d’une perte d’identité car le maïs est le symbole de la vie dans la culture mexicaine notamment chez les peuples d’origine maya. Une grande partie des cultivateurs de maïs ont abandonné leur champ et sont partis chercher du travail dans les villes industrielles du Mexique ou aux Etats-Unis.

2e acte. Le Mexique qui dépend dorénavant pour nourrir sa population du maïs des Etats-Unis est confronté à une augmentation brutale du prix de cette céréale provoquée, d’une part, par la spéculation sur les bourses de Chicago, de Kansas City, de Minneapolis et, d’autre part, par la production chez le voisin du Nord d’éthanol de maïs.
Les producteurs mexicains de maïs ne sont plus là pour satisfaire à la demande interne et les consommateurs mexicains sont confrontés à une explosion du prix de leur nourriture de base, la tortilla, cette crêpe de maïs qui remplace le pain ou le bol de riz consommé sous d’autres latitudes. En 2007, d’énormes protestations populaires ont secoué le Mexique.

Ces événements doivent nous amener à définir une série de propositions alternatives qui devraient prendre la forme de revendications. La dernière partie de cette étude reprend les conclusions provisoires des travaux de la commission « Souveraineté alimentaire » de l’organisation paysanne Via Campesina. Ces propositions en cours d’élaboration n’ont pas (encore) été adoptées par les instances de Via Campesina, elles sont donc susceptibles d’être modifiées partiellement ou profondément. A ce stade-ci, l’auteur reprend à son compte ces propositions telles quelles.

Pistes alternatives |54|

La sécurité alimentaire de tous passe par des prix agricoles stables qui couvrent les coûts de production et assurent une rémunération décente pour les producteurs. Le modèle des prix agricoles bas, promus par les gouvernements occidentaux pour augmenter la consommation de masse de produits manufacturés et des services (tourisme, divertissement, télécommunications, etc.), n’est pas durable, ni sur le plan social ni sur le plan environnemental. Ce modèle bénéficie essentiellement aux grandes entreprises et, en détournant les attentes démocratiques des populations vers la consommation de masse, aux élites politiques et économiques des pays qui confisquent ainsi le pouvoir.
Face aux crises alimentaires et environnementales actuelles, des changements radicaux sont indispensables et urgents. Les propositions ci-dessous offrent des pistes pour des politiques agricoles et commerciales basées sur la souveraineté alimentaire et qui permettraient une stabilisation des prix agricoles à des niveaux capables d’assurer une production alimentaire durable dans la grande majorité des pays du monde.

Au niveau local :

Soutenir la production agricole locale, notamment en soutenant l’activité agricole et en facilitant des mécanismes de crédit pour les petits producteurs, hommes et femmes

Soutenir et développer les circuits de commercialisation directs/courts entre producteurs et consommateurs pour assurer des prix rémunérateurs pour les paysans et abordables pour les consommateurs

Encourager la consommation de produits locaux

Soutenir des modes de production plus autonomes par rapport aux intrants chimiques et ainsi moins sujets aux variations des coûts de production (élevage à l’herbe plutôt qu’au maïs/soja par exemple).

Au niveau national :

Le droit international permet aux Etats de poser des actes unilatéraux souverains afin de protéger leur agriculture et de garantir l’utilisation souveraine des ressources naturelles. Ainsi, le Pacte sur les droits économiques, sociaux et culturels reconnaît le droit à l’alimentation. Il est de la responsabilité des Etats de faire en sorte que ce droit fondamental prime sur, par exemple, le droit commercial. Les Etats peuvent justifier la rupture avec des traités signés et qui menacent la souveraineté et la sécurité alimentaire de leur population au nom de changements fondamentaux des circonstances (flambée des prix agricoles, changement climatique) et de l’état de nécessité pour maintenir la paix sociale et permettre aux populations de satisfaire leurs besoins fondamentaux. C’est sur cette base juridique que s’appuient les propositions suivantes, que les Etats nationaux ont la responsabilité de mettre en place.

Rétablir de vraies politiques de soutien à la production agricole familiale

Ne pas signer et le cas échéant dénoncer les accords de libre-échange multilatéraux (OMC) et bilatéraux (ALE et APE) qui contredisent la souveraineté alimentaire

Etablir ou rétablir des protections douanières face aux importations agricoles

Reconstituer des réserves alimentaires publiques dans chaque pays

Rétablir des mécanismes de garantie des prix agricoles

Développer des politiques de maîtrise de la production pour stabiliser les prix agricoles

Contrôler les marges des intermédiaires

Mettre en place des réformes agraires globales (sur la terre bien sûr, mais aussi l’eau et les semences) pour assurer que les paysans et les paysannes qui produisent l’alimentation pour les populations aient accès aux ressources agricoles, plutôt que les grandes entreprises qui produisent pour l’exportation.

Interdire la spéculation sur l’alimentation.

Au niveau international :

Interdire la spéculation sur l’alimentation ; spéculer sur la vie des gens est un crime, c’est pourquoi les gouvernements et les institutions internationales doivent interdire les investissements spéculatifs sur les produits agricoles

Inscrire le droit à la souveraineté alimentaire dans le droit international pour que le droit de chaque pays à développer ses propres politiques agricoles et à protéger son agriculture, sans nuire aux autres pays, soit reconnu (notamment dans la Chartre des droits économiques, sociaux et culturels)

Mettre en place un moratoire sur les agro-combustibles industriels Etablir ou rétablir des organisations internationales de régulation des marchés et des productions des principaux produits d’exportation (cartels de pays producteurs par exemple dans les secteurs du café, du cacao, des bananes, du thé...) pour assurer des prix stables au niveau international

Mettre fin aux plans d’ajustement structurel (PAS) qui obligent les Etats à renoncer à leur souveraineté alimentaire

Mettre fin aux mécanismes asservissants de la dette extérieure

Réformer la Politique agricole commune de l’UE et le Farm Bill des Etats-Unis qui ont des effets dévastateurs sur l’équilibre des marchés agricoles. |55|

Conclusion

Cette recherche a pris le contre pied des explications en vogue. L’idée selon laquelle la Chine et l’Inde seraient à la base de la crise alimentaire est un leurre destiné à cacher la vérité.
En fait, les décisions des grands groupes capitalistes des Etats-Unis et en second lieu de l’Europe occidentale sont à la base de la crise alimentaire, notamment les investisseurs institutionnels (« zinzins ») responsables de la spéculation sur les aliments les hydrocarbures et des grandes entreprises de l’agrobusiness qui ont fortement développé la production des agro-combustibles pour provoquer une hausse des prix et augmenter leur rentabilité.
La crise alimentaire mondiale met à nu le moteur de la solution capitaliste : la recherche du profit privé maximum à court terme. Pour les capitalistes, les aliments ne sont qu’une marchandise qu’il faut vendre avec le plus de profit possible. L’aliment, élément essentiel du maintien en vie des êtres humains, est transformé en pur instrument de profit. Il faut mettre fin à cette logique mortifère. Il faut abolir le contrôle du capital sur les grands moyens de production et de commercialisation.
La crise alimentaire mondiale, dont les conséquences seront aggravées par la crise économique mondiale et par le changement climatique en cours, nous oblige à mettre en œuvre un ensemble de politiques publiques radicales. Avancer dans ce sens concerne l’ensemble de l’humanité.
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Notes de bas de page:

|1| L’auteur s’est fortement inspiré de la remarquable étude de 57 pages de Jacques Berthelot intitulée : « Démêler le vrai du faux dans la flambée des prix agricoles mondiaux » du 15 juillet 2008. L’auteur invite le lecteur à en prendre connaissance : www.cadtm.org/spip.php ?article3762. L’auteur remercie également Daniel Munevar pour la recherche documentaire sur le rôle de la spéculation. L’auteur a également consulté d’autres sources : Jean Ziegler, rapporteur spécial des Nations unies sur le Droit à l’alimentation et son successeur depuis mai 2008, Olivier De Schutter, la Banque des Règlements internationaux, la Banque mondiale, l’OCDE, la FAO, The Economist, The Financial Times et d’autres médias qui sont clairement référencés dans le présent article. Enfin, l’auteur est aussi redevable des discussions auxquelles il a participé en tant que conférencier au cours du séminaire organisé aux Canaries du 21 au 24 juillet 2008 par la commission Souveraineté alimentaire de l’organisation La Via Campesina. Evidemment le contenu de la présente étude est de l’entière responsabilité de l’auteur, il n’engage en rien les personnes et les organisations citées

|2| La BRI est la banque des grandes banques centrales, son site : www.bis.org Pour une description de la BRI : http://www.bis.org/about/profile_fr.pdf

|3| BRI, 78e Rapport annuel, Bâle, juin 2008, p. 41.

|4| Voir les données fournies par Martin Wolf dans The Financial Times du 30 avril 2008 et par Jacques Berthelot, op. cit.

|5| Le FMI le confirme : "Le boom actuel, qui est plus général et prolongé que de coutume, contraste vivement avec la tendance baissière de la plupart des produits de base dans les années 80 et 90. Cela dit, en dépit du retournement de tendance apparent, les prix réels de nombre d’entre eux restent bien inférieurs aux niveaux observés dans les années 60 et 70". Voir www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/fre/2008/03/pdf/helbling.pdf

|6| Jacques Berthelot, op. cit., p. 2.

|7| Cette explication est reprise de l’article de Damien Millet et Eric Toussaint au mois d’août 2008 sous le titre : « Retour sur les causes de la crise alimentaire mondiale », www.cadtm.org/spip.php ?article3625

|8| Remarquons une nouvelle fois la politique du « deux poids deux mesures » : pour assurer la sécurité énergétique, les gouvernements du Nord n’hésitent pas à subventionner l’industrie privée, alors que via la Banque mondiale, le FMI et l’OMC, ils nient le droit des gouvernements du Sud à subventionner leur producteurs locaux, que ce soit dans l’agriculture ou l’industrie.

|9| BRI, 78e Rapport annuel, Bâle, juin 2008, p. 41.

|10| Les principaux investisseurs institutionnels sont les fonds de pensions, les sociétés d’assurance et les banques ; ils disposent de 70 000 milliards de dollars qu’ils placent là où c’est le plus rentable. Sont aussi actifs les hedge funds (fonds spéculatifs), qui peuvent mobiliser 1 500 milliards de dollars.

|11| Toutes les citations ci-dessous sont reprises de l’étude de Jacques Berthelot déjà citée.

|12| www.lesechos.fr/info/agro/4715042.htm

|13| www.nationalpost.com/news/world/story.html ?id=433899

|14| www.desmoinesregister.com/apps/pbcs.dll/article ?AID=/20080330/BUSINESS/803300315/-1/NEWS04

|15| Les habitudes de consommation sont en pleine mutation en Chine ou en Inde, où le pouvoir d’achat tend à augmenter. Résultat, la demande explose. Les populations veulent acheter davantage et réclament une meilleure alimentation. Elles consomment plus de viande. Pour leur bétail, les éleveurs ont besoin de cultiver davantage de plantes fourragères. Tout ceci attise la hausse des prix alimentaires dans leur globalité. A l’échelle internationale, les tarifs agricoles ont également flambé à cause de leur dérégulation

|16| Voir www.lexpansion.com/economie/actualite-economique/la-liberalisation-accroit-la-speculation-sur-les-denrees-alimentaires_150696.html

|17| Voir www.lemonde.fr/archives/article/2008/04/22/philippe-chalmin-le-defi-majeur-de-la-planete-au-xxie-siecle-sera-alimentaire_1036889_0.html

|18| Voir www.lemonde.fr/opinions/article/2008/04/22/la-revanche-de-l-agriculture-par-frederic-lemaitre_1036895_3232.html#ens_id=1031034

|19| Voir www.lemonde.fr/ameriques/article/2008/04/18/le-president-lula-defend-avec-vigueur-les-biocarburants_1035640_3222.html

|20| Jacques Berthelot consacre de manière tout à fait convaincante 15 pages à démontrer que la Chine et l’Inde ne sont pas responsables de l’envolée des prix alimentaires. Le lecteur se reportera à sa précieuse démonstration.

|21| Voir Berthelot, p. 27.

|22| Nous renvoyons de nouveau à J. Berthelot qui consacre 8 pages de son étude à démontrer le caractère déficitaire des échanges alimentaires des Etats-Unis et de l’UE avec le reste du monde.

|23| Voir Berthelot, p. 3.

|24| Le prix de la viande bovine a augmenté de 47% de janvier 2006 à avril 2008, celui de la viande de poulet de 42% dans le même temps, celui de la viande ovine de 31%. A remarquer que le prix de la viande de porc dont les Chinois sont particulièrement friands a stagné. Voir Berthelot, p. 6.

|25| L’augmentation du prix des hydrocarbures se répercute également directement sur le prix des aliments car leurs coûts de production augmentent (transport, fonctionnement des équipements engrais chimiques).

|26| Viennent ensuite le Brésil avec 32% de la production d’agro-combustibles (nous aborderons le cas du Brésil plus loin), l’Union européenne avec 15%, la Chine avec 3%, l’Inde et la Thaïlande 1% chacune. Le reste du monde représente 5%.

|27| 1 gallon US = 3,78 litres.

|28| Voir Berthelot, p. 32.

|29| Le contenu de cet encadré est tire de J. Berthelot, p. 9.

|30| Voir http://www.ers.usda.gov/briefing/Rice/2008baseline.htm

|31| Voir http://agpolicy.org/blueprint/APAC%20Report%208-20-03%20WITH%20COVER.pdf

|32| L’Union européenne est constituée par 27 pays en 2008.

|33| Voir Berthelot, p. 38.

|34| http://www.cfr.org/publication/14293/oecd.html

|35| Olivier De Schutter, carte blanche publiée par le quotidien Le Soir, 6-7 septembre 2008 sous le titre : « Il faut suspendre les programmes d’investissement dans les agrocarburants » http://www.lesoir.be/forum/cartes_blanches/carte-blanche-il-faut-2008-09-06-635603.shtml

|36| J. Berthelot, p. 23.

|37| Berthelot, p. 29.

|38| Berthelot, p. 29 qui se réfère à http://www.grain.org/agrofuels/ ?india2007 .

|39| Même si le Brésil n’est pas coupable de l’envolée des prix des aliments, son industrie d’agrobusiness d’exportation en tire un énorme profit. Au Brésil, les revenus tirés des exportations agricoles ont très fortement augmenté en 2007 et en 2008.

|40| Il est inacceptable de destiner des terres arables à la production d’agro-combustibles car cela prive les paysans de terres pour la culture d’aliments. De plus, la production de la canne à sucre est aux mains des grands propriétaires terriens et de grandes sociétés capitalistes de l’agrobusiness qui surexploitent les travailleurs agricoles et empêchent les paysans sans terre d’accéder à la propriété. Quant à l’aspect négatif du point de vue de l’environnement, il est tout aussi évident. Deux exemples : émission de dioxyde de carbone lors de la récolte de la canne (car elle est préalablement brûlée sur pied) et déforestation massive – notamment de la forêt amazonienne - pour développer la culture de la canne.

|41| Goldman Sachs, Morgan Stanley et, jusqu’à leur disparition ou leur rachat, Bear Stearns, Lehman Brothers, Merrill Lynch.

|42| Les fonds souverains sont des institutions publiques qui appartiennent, à quelques exceptions près, à des pays émergents comme la Chine ou à des pays exportateurs de pétrole. Les premiers fonds souverains ont été créés dans la deuxième moitié du XXe siècle par des gouvernements qui souhaitaient mettre de côté une partie de leurs recettes d’exportation provenant du pétrole ou de produits manufacturés.

|43| Au niveau mondial, au début de l’année 2008, les investisseurs institutionnels disposaient de 70 000 milliards de dollars, , les fonds souverains de 3 000 milliards de dollars et les [[hedge funds

|44| Testimony of Michael W.Masters, Managing Member/Portfolio Manager Masters Capital Management, LLC, beforethe Committee on Homeland Security and Governmental Affairs United States Senate http://hsgac.senate.gov/public/_files/052008Masters.pdf

|45| « You have ask the question “Are Institutional Investors contributing to food and energy price inflation ?” And my answer is “YES” ».

|46| « Assets allocated to commodity index trading strategies have risen from $13 billion at the end of 2003 to $260billion as of March 2008”.

|47| « En 2004, la valeur totale des contrats futurs concernant 25 biens primaires s’élevait seulement à 180 milliards de dollars. A comparer avec le marché mondial des actions qui représentait 44.000 milliards, ou plus de 240 fois plus. ». Michael W. Masters indique que cette année-là, les investisseurs institutionnels ont investi 25 milliards de dollars dans le marché des futurs, ce qui représentait 14% du marché. Il montre qu’au cours du premier trimestre 2008, les investisseurs institutionnels ont augmenté très fortement leur investissement dans ce marché : 55 milliards en 52 jours ouvrables. De quoi faire exploser les prix !

|48| A noter que l’organe de contrôle des marchés à terme, la Commodity Futures Trading Commission (CFTC) ne considère pas les investisseurs institutionnels comme des spéculateurs. La CFTC considère les zinzins en tant que participants commerciaux sur les marchés (« commercial market participants »). Cela lui permet d’affirmer que la spéculation ne joue pas un rôle significatif dans l’envolée des prix. Voir une critique de la CFTC dans Michael W.Masters op. cit. et surtout dans le témoignage de Michael Greenberger, professeur de droit à l’université de Maryland, devant la commission du Sénat le 3 juin 2008. Michael Greenberger qui a été directeur d’un département de la CFTC de 1997 à 1999, critique le laxisme des dirigeants actuels de la CFTC qui font l’autruche face à la manipulation des prix de l’énergie par les investisseurs institutionnels. Il cite une série de déclarations de dirigeants de la CFTC dignes de figurer dans une anthologie de l’hypocrisie et du crétinisme. Michael Greenberger considère que 80 à 90% des transactions sur les bourses des Etats-Unis dans le secteur de l’énergie sont spéculatives (p. 22). Voir Testimony of Michael Greenberger, Law School Professor, University of Maryland, before the US Senate Committee regarding “Energy Market Manipulation and Federal Enforcement Regimes”, June 3, 2008.

|49| J. Berthelot, p. 51 à 56.

|50| http://www.lalibre.be/index.php ?view=article&art_id=419336

|51| En effet, afin d’acheter des aliments dont le prix a fortement augmenté, les ménages pauvres ont réduit les dépenses de santé et d’éducation ainsi que les dépenses en matière de logement.

|52| Voir www.madeindignity.be/Public/Page.php ?ID=180

|53| Voir www.fimarc.org/Fiche1BLE.pdf

|54| Cette partie intitulée pistes alternatives est tirée de « Proposition de document de position de la Via Campesina sur les prix agricoles et la spéculation », juillet 2008.

|55| Ici s’arrête le document de travail de Via Campesina mentionné à la note précédente.